LA  COMTESSE  MERLIN,

LA  BELLE  ESPAGNOLE

 

 

Ayant entendu dans ma jeunesse, ma grand-mère dire que nous descendions de grands d’Espagne, je voulus en savoir davantage et décidai de faire ma généalogie familiale. J’avais tout d’abord retrouvé une filiation écrite sur deux pelures où je retrouvais le nom de « Merlin », non pas l’enchanteur, mais un nom quand même fascinant. Je tape ce patronyme sur Internet et me voilà sur un site du cimetière du Père Lachaise où mon ancêtre « la Comtesse Merlin »  y est enterrée. Sur ce site, une personne prénommée Anne-Marie recherchait un livre de la biographie de la fameuse Comtesse. Nous sommes entrées en contact au sujet de notre grand intérêt commun à connaître la vie de notre « Comtesse Merlin ». Bien m’en a pris car, de fils en aiguilles, il s’avère que nous sommes cousines au deuxième degré. L’intérêt grandissant, je me renseigne et m’aperçois que notre Comtesse avait écrit des livres de souvenirs qui sont encore édités en Poche, certaines éditions sur sa jeunesse pouvant atteindre plus de 2400 euros. Voilà le décor planté et moi en train d’étudier la vie de la Comtesse Merlin, à travers ses livres, les articles et photographies.

En 1789, à la Havane, naquit Maria de las Mercedes, surnommée « la petite Mersé », future Comtesse Merlin, au sein de la famille des Comtes de San Juan de Jaruco. Son père Joaquim de Santa Cruz y Cardenas (3°comte de San Juan de Jaruco) avait 18 ans et sa mère Maria Josepha de Montalvo y O’Farrill à peine 16, ce qui n’était pas rare à cette époque et sur ces terres – comme l’a écrit plus tard Mercedes «sous le climat de feu qui nous a vu naître, il n’y a pas d’enfance». Peu après sa naissance, ses parents partirent pour les affaires, d’abord en Italie puis en Espagne, laissant sur l’île leur fille Mercedes aux soins de son arrière-grand-mère maternelle Dona Luisa Chacon, surnommée Mamita, que Mersé adorait profondément. La petite Mersé resta ainsi entre les mains de son arrière-grand-mère, qui se consacrait davantage à la chérir qu’à l’éduquer, et d’une ancienne reine de beauté congolaise devenue esclave, qui fut réellement celle qui s’occupa d’elle : Cangis. L’enfance de Mercedes fut libre et oisive, ce qui lui conféra un tempérament sensible et une intelligence éveillée qui la poussait à commettre des mouvements d’indépendance et de sauvagerie. Sa grand-mère paternelle, la Comtesse veuve de Jaruco, était scandalisée de voir sa petite-fille monter aux arbres ou danser et jouer avec les enfants des esclaves. Dans son livre «mes douze premières années», Mercedes nous décrit son enfance bienheureuse au contact de la nature luxuriante de Cuba, ainsi que sa fascination pour la beauté, inspirée par sa nourrice Cangis, reine de beauté. 

A cette époque, son père revint d’Europe car il avait été nommé inspecteur général des troupes de l’île de Cuba, et bien que cette charge doive le fixer à La Havane, le goût de sa femme pour l’Europe le força à demander au roi la permission de borner sa surveillance à de fréquents voyages. Il fut décidé que, pour l’éducation de Mercedes, toute cette enfance sauvage se terminerait avec l’entrée au couvent de l’Ordre de Santa Clara. Dès le premier instant, la petite Mersé se sentit malheureuse, mais fit partie sans doute du chœur où elle commença à éduquer sa voix d’or qui, plus tard, conquerra l’Europe. Sa voix et son oreille avaient été éduquées au rythme des sensuelles et tristes chansons apprises avec sa nourrice africaine. Mercedes elle-même raconte dans « Histoire de la sœur Inès », le souvenir de la sœur qui l’aida à s’échapper du couvent, une religieuse auréolée par l’inquiétant prestige des amours peu divins. Mercedes avait douze ans quand elle s’échappa de chez les Clarisses, scandalisant toute sa famille. La réaction de ses parents ne se fit pas attendre : la demoiselle de Jaruco devait aller rejoindre sa famille en Europe. La Havane était pour elle le bonheur et le fait de quitter son arrière-grand-mère et sa nourrice la rendait extrêmement triste. Mais avant de partir elle demanda à son père, qui ne lui refusait rien, d’émanciper sa nourrice esclave ainsi que ses enfants. En effet, Mercedes, élevée dans la richesse grâce à sa famille vivant de l’oligarchie sucrière, voulait défendre la cause des esclaves ramenés d’Afrique pour la culture de la canne à sucre. Propriétaire d’habitations considérables, son père possédait un grand nombre d’esclaves. Ces malheureux étaient bien traités mais avilis par le seul fait de l’esclavage.

Son père vint la chercher et la ramena en Espagne en 1802  après un voyage fort long en navire, de Cuba à Cadix. Elle a à peine 13 ans quand elle revoit sa mère qu’elle connaissait à peine, à  Madrid. En effet, sa mère Josepha avait un salon des plus éminents où elle recevait les plus grands écrivains, peintres, musiciens espagnols. Dans le salon littéraire et mondain de sa mère, la jeune Mercedes s’est formée. Son père, le comte de Jaruco, mourut précocement à la Havane en 1807. Sa veuve de 34 ans, aux grandes aptitudes politiques, ne tarda pas à devenir l’amante de Joseph Bonaparte. Tellement notoires devaient être les amours entre Joseph et la Havanaise, que l’épouse du roi Joseph ne vint plus jamais à Madrid pour ne pas divulguer davantage cet amour qui nuirait à sa réputation.

Dans ce milieu, Mercedes ne tarda pas, en 1809, à trouver un époux «qui portait à merveille l’uniforme des Hussards», le général français Christophe Antoine MERLIN. Le Roi Joseph Bonaparte le fit Comte pour que la fille de son amante puisse porter son propre titre : Comtesse Merlin. Il ne fait aucun doute que la jeune cubaine aimait son mari, preuve en est avec l’abondante correspondance écrite à son époux qui, en pleine lune de miel, fut envoyé sur le front d’Andalousie. De cette union, naquit d’abord une fille, Teresa MERLIN (filleule du roi Joseph Bonaparte) le 12/06/1812 à Madrid. Mais en 1812, les troupes napoléoniennes ayant subi des défaites successives, les Aristocrates espagnols-cubains durent évacuer Madrid. La Comtesse Merlin arriva à Paris (rue de Bondy, actuellement rue René Boulanger) pour assister au crépuscule de la Cour napoléonienne. Mercedes, endurcie par ces expériences de survie, avait cessé d’être une jeune ingénue sous la protection de sa mère ou une jeune amoureuse de son mari – toujours absent - et commençait à  se forger une forte personnalité, de caractère, capable de diriger sa maison et sa vie. Elle eut avec son mari deux autres enfants à Paris, François Xavier né le 09/06/1814 et Gonzalve Bertrand né le 08/06/1816. La belle espagnole commença à créer son propre cercle social. Mercedes avait beaucoup d’armes pour la réussite sociale : ses manières, sa conversation, son agréable et expressif visage, son admirable talent pour la musique, et ses qualités les plus brillantes, les plus rares et estimables, son bon cœur et son bon caractère.

Son salon à Paris était un des plus fréquentés sous la restauration et le règne de Louis-Philippe. Sa grande beauté et son charme attiraient chez elle les plus grands savants, artistes, littérateurs et musiciens que comptait la capitale, dont La Fayette, Chateaubriand, George Sand, Mérimée, Balzac, Musset, Aguado. Elle avait pris des leçons de musique du chanteur Garcia, le père de Malibran et participa à des concerts de bienfaisance. On trouve de nombreuses notes dans la « correspondance Balzac » qui fut un habitué des soirées de la rue de Bondy. Le compositeur Rossini fut lui aussi du nombre des plus assidus de ses soirées où il accompagnait parfois au piano la Comtesse Merlin, à la voix de soprano unique, interprétant son opéra en compagnie de la Malibran. Elle devint célèbre et fut digne de figurer dans le recueil collectif «Les Belles Femmes de Paris et de la province» paru en 1840.

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Source photo : J-P Binder, cousin d’Isabelle Cozette

Le Comte Merlin, son mari, décéda en 1838, et Mercedes ressentit l’impérieux devoir de retourner à Cuba.  Le fruit de son voyage fut la publication en 1840 du livre « LA HAVANE » en cinq tomes. Elle vint y rechercher sa jeunesse et ses illusions : «avant, je rencontrais partout la vie avec son animation, jeune fille parée avec une tenue de fiancée ». L’œuvre est écrite sous forme de lettres qui veulent transmettre une version idyllique et enrichissante, une version évocatrice de ses propres rêves, «un air d’élégance et de clarté se répand de toutes parts, tout enfin respire aristocratie et distinction qui ne se trouve pas dans d’autres contrées de la planète. Ici il y a ni de jaquettes, ni casquettes, ni guenilles, ni barbes mal peignées et encore beaucoup moins ces parodies affreuses de la nature humaine, qui se voient dans les quartiers de Londres ou de Paris, ici nous n’avons ni peuple ni misère».

Cuba fut, au 19° siècle, une des zones les plus riches et les plus développées du monde grâce à l’intelligence et au travail des élites créoles. Cet impressionnant développement de Cuba, lié au tabac et au sucre, convint très bien à la Comtesse Merlin initialement, mais elle rejeta rapidement ce système, basé sur des visées politiques qui lui déplaisent, quitte à renier le développement ainsi engagé. Elle voulait un Cuba ouvert vers l’extérieur, mais qui n’envisageait pas la séparation de la couronne espagnole. Tout cela, elle l’explique dans son livre « La Havane », premier livre cubain de sociologie politique critiquant l’administration coloniale judiciaire et économique, et qui se posait la question de la réformer pour sauvegarder la prospérité de l’île. Mais ce livre se transforma en livre maudit devant toutes les réfutations qui suivirent.

A la fin de sa vie, Mercedes tomba amoureuse d’un écrivain philosophe prétentieux, avec une certaine médiocre réussite, faite de circonstances, qui essayait d’utiliser Mercedes pour une ascension sociale. Mais elle était sincèrement amoureuse de cet arriviste qui la traitait avec cruauté et qui lui fit connaître la jalousie, la colère, le désespoir. La femme qui avait toujours été gâtée par ses parents, par son mari, par la nature et par la fortune, vécut la fin de ses jours amoureuse de quelqu’un qui savait seulement la faire souffrir. Elle était dominée par la cruauté d’un amant sans scrupule qui en plus la menait à la ruine. La reine des salons révéla alors le meilleur de tout ce qui fut : un grand cœur de femme. Elle entreprit un voyage à Madrid pour demander à Isabelle II de l’argent, dans le but de sauver son cruel amant. En Espagne, elle fut honorée, gâtée et louée par le meilleur de la société de l’époque, mais naturellement, elle ne reçut même pas un douro. Finalement, son amant l’abandonna pour une baronne plus jeune, plus riche et à ce moment avec plus d’influence sociale. La Comtesse se réfugia au château de Dissay, propriété de son gendre, le mari de sa fille Teresa Merlin, avec la conviction qu’il ne lui restait que la vieillesse. Mercedes se mit à broder, à jouer aux cartes et renonça à écrire. Cependant, elle continua à chanter dans le chœur de l’église. Elle mourut à l’âge de 63 ans et fut enterrée au Père Lachaise, à côté de son oncle O’ Farrill.

Forte de cela, je voulus me rendre sur sa tombe mais Anne-Marie, notre cousine, m’apprit récemment que la Comtesse, faute de descendance, avait été mise à la fosse commune…

 

Isabelle COZETTE

 

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