L’histoire d’une photo

 

 

Cette jeune fille dans sa belle robe, je la connaissais, enfin je veux dire, je savais qu’elle avait existé, c’était la cousine de ma très chère maman mais à laquelle je ne connaissais aucune cousine.

La cousine Bastard. C’était presque toute sa famille, sa seule famille et à chaque fois qu’elle tournait les pages de son album photos, ma mère disait « Paulette, ma cousine Bastard», mais impossible d’en savoir plus, c’était si loin, il y avait si longtemps.

Durant mon enfance je n’avais jamais vu à la maison une quelconque cousine et je n’avais jamais, ni de près ni de loin croisé le moindre indice pouvant officialiser son existence, mis  à part cette photo.
Lors de mes investigations généalogiques, j’ai essayé d’élucider le mystère mais la mémoire de ma mère s’évanouissant, plus j’avançais, moins je savais. Ma mère possédait beaucoup de cartes postales écrites, ce qui m’a aidé dans mes recherches.

Les lignes qui suivent en italique sont extraites de ma chronique familiale « A la croisée des chemins ».

Vers la fin de son écriture, soit après 7 ans de recherches, il me restait une dernière énigme : qui étaient les cousins Bastard et qu’étaient‑ils devenus? Avaient-ils eu des descendants qui seraient donc des cousins? Sur une carte postale on pouvait voir une usine sur les bords de l’Adour à St Sever et la cousine avait écrit sur cette carte en 1935 « voilà notre faïencerie… », localisée  par une petite flèche.

Nous nous sommes rendus à St Sever. De nos jours, la faïencerie a disparu contrairement à la mémoire de certains habitants. Quelques coups de sonnette, des questions et nous voilà chez un ancien faïencier qui travailla à l’usine. Il nous explique qu’il a connu un Bastard et qu’il jouait avec sa fille. « Paulette ? ». Peut-être bien.

Les deux paragraphes qui suivent narrent deux découvertes, en marge de mon histoire familiale, totalement inattendues et que je ne pouvais pas soupçonner. Une photo et la généalogie, une fois de plus, nous ont apporté bien plus qu’on ne pouvait espérer.

La rencontre avec Louis Dage

Ce Bastard était associé à Louis Dage de 1935 à 1939. Il pense qu’il venait de Paris, comme Louis Dage, mais ignore ce qu’il est devenu. Ce monsieur nous parle de la faïencerie et nous fait découvrir quelques-unes de ses réalisations accrochées au mur. Dage, grand prix de l’exposition artisanale en 1924 et premier ouvrier de France en 1925, possédait une usine à Anthony prés de Paris.

Il descend à St Sever pour avoir la tranquillité et s’associe à Bastard qui tenait un magasin de faïences et de bronzes lui aussi à Paris. Bastard Paul, Jules et sa famille logent dans l’usine de St Sever.

 Et nous commençons à découvrir l’artiste L. Dage. Certains ouvriers travaillaient à Samadet, ainsi qu’à St Sever à la Faïencerie de l’Adour, imitant parfois le Samadet. En 1935, Dage et Bastard rachètent l’usine.

Dage avait une centaine d’ouvriers à Paris. En pleine période Art Déco, c’est un artiste, inventeur technique et créateur artistique. Aujourd’hui, les Américains s’arrachent ses œuvres. Sa cote monte et ceux qui possèdent du L. Dage dans les environs de St Sever le gardent jalousement.
 

Les surprises des archives

Un petit saut à la mairie de St Sever et la réceptionniste nous donne les clefs des combles.

Quelle n’est pas notre surprise. Nous voilà au milieu des archives. Certaines datent de la fin de la guerre de Cent ans. Avec une certaine émotion je photographie la lettre du fils du Roi d’Angleterre, Jean Luc de Lancastre adressée au Sénéchal des Lannes (et non des Landes) du 29 août 1389, puis la copie du « traité entre le roi Charles VII et les habitants des Lannes lors de l’expulsion définitive des Anglais de la Guyenne et de la Gascogne » datée de 1451. Nous sommes stupéfaits de trouver ces archives, et bien d’autres, posées sur une table, au 3ème niveau d’une vieille bâtisse, accessibles aux souris et à la convoitise du premier venu .Le document le plus ancien que nous trouvons est un contrat de pacage du 12 juillet 1270. Cela laisse rêveur.

Sept ans donc que nous cherchons cette cousine Paulette Bastard. Je n’espérais plus la retrouver vivante et j’ignorais si elle avait eu des enfants mais je m’imaginais pouvoir un jour retrouver quelques cousins, très éloignés certes, mais l’espoir me paraissait être du domaine du possible. Je cherchais aussi à rattacher sa branche à mon arbre généalogique.

 Notre escapade à St Sever s’était soldée par un fiasco et les courriers tout azimut, de même. Il ne restait que les recherches systématiques. La correspondance en notre possession nous permet de déduire que les Bastard sont cousins avec Gabrielle Blotteau*, particulièrement Jules qui signe « le vieux cousin Bastard ».

Gabrielle Blotteau (mariée à Stéphane Heurtebise) étant la grand-mère de ma mère. Le prénom de son père est Julien. Les Blotteau sont originaires d’Ecommoy dans la Sarthe, comme ma mère.

Grâce aux cartes postales en notre possession, nous analysons les signatures : Bastard, Blotteau, Filloleau, et annotations : cousin, petit cousin, vieux cousin. Ce petit travail nous permet de créer un hypothétique arbre de 12 personnes, mais comment le rattacher aux Blotteau ?

Nous tentons de contacter les Batard et les Bastard répertoriés sur les pages jaunes et blanches du Mans et de Paris. Mission impossible sans résultats. Une autre démarche s’imposait donc.

Nous sommes contraints de revenir à notre point de départ : analyse consciencieuse des T D d’Ecommoy. Résultat négatif. Analyse des T D de Connéré. Enfin, le 22 mai 1871 un certain Filloleau se marie. Dans l’acte, signature de Florentine Dady. Ma mémoire entre en action, ce nom figure parmi les 22 signatures du contrat de mariage de mon arrière-grand-père Stéphane Heurtebise avec Gabrielle Blotteau. Les Dady sont donc de la famille mais par quel lien ?

A nouveau, lecture des T D de Ruaudin, autre berceau des Blotteau. Là enfin je touche au but, une fille Blotteau se marie en 1861 avec Louis Collet, inconnu pour moi, mais leur fille, Marie‑Louise, se marie à Jules Noël Batard notre vieux cousin des cartes postales, grand-père de Paulette, l’héroïne de la photo.

Reprenons le contenu de ma chronique familiale :

Nous ne sommes pas au bout de nos surprises. Son fils, Paul, le père de la cousine Paulette, l’associé  de Dage, est mort à Arès sur le Bassin d’Arcachon prés de chez nous. En reconstituant la famille Batard nous retrouvons l’acte de naissance de son frère Jean Noël, au Mans et dans les mentions marginales, son décès à Arcachon en 1962 où il demeurait. Nous qui les cherchions au Mans ou à Paris, ils ont vécu à côté de chez nous. Vraiment, les chercher aussi longtemps alors que nous étions si près, nous nous sommes peut-être même croisés. Ont-ils des descendants ? Nous ne le savions toujours pas.

Au cimetière d’Arcachon, gentiment, le gardien nous indique la tombe et la concession au nom de Monsieur B… qui ne peut être que de la famille et sûrement vit en Gironde, sinon, pourquoi acheter une concession ?

Et nous revoilà à tourner les pages du bottin qu’il soit en papier ou sur l’écran de l’ordinateur et nous relevons tous les B… et la ronde des coups de téléphone recommence. Rien.

A la mairie d’Arès, nous trouvons l’acte de décès de Paul Bastard, nous apprenons sa naissance, il sera veuf et le nom de jeune fille de son épouse Huguette est : Persy, mais ils n’ont pas de sépulture à Arès.

Nous continuons nos investigations à Lège, rue de la Forestière, adresse indiquée sur l’acte de décès de la femme de Jean. C’est un ensemble immobilier avec quelques commerces, nous posons des questions mais les réponses sont négatives.

Plus tard, nous découvrirons que Marie Paule Denechère, tante de Paulette, y demeurait et y décède. Sa fille s’est mariée avec le propriétaire des lieux Monsieur B….Nous avions failli toucher au but à ce moment là.

Suite à une longue enquête concrétisée par la récupération d’actes, nous reconstituons une partie de la famille ; le "vieux cousin Jules" a eu 4 enfants dont Magdeleine (connue par ses signatures sur les cartes postales). En marge de son acte de naissance est inscrit « décédée à Loudun le 2 avril 1974 ».

Sur son acte de décès est précisé « sur déclaration de Madame Batard Paulette épouse D…domiciliée à Loudun ». Nous consultons l’annuaire encore une fois et nous trouvons deux adresses à ce nom. Coup de téléphone, le deuxième numéro répond, nous sommes en présence d’une maison de retraite, « Madame Paulette D… est bien là. ». ENFIN !!! Voilà retrouvée la cousine Paulette photographiée à St Sever en 1939. Nous apprenons qu’elle a deux enfants. Concrétisation de mes recherches, j’ai enfin des descendants de mes ancêtres, vivants, à connaître et à rencontrer. Formidable.

Les retrouvailles

Aussitôt, prise de contact téléphonique, présentation, narration de nos recherches, questions, réponses, la surprise est grande de la part de nos interlocuteurs Je suis impatient de faire la connaissance de Madame Paulette Bastard que je recherche depuis 7 ans. Un rendez-vous est pris durant la trêve des confiseurs.

Saint Jean d’Angély se trouve  sur la route de Loudun. Nous en profitons pour y faire un arrêt et rendre visite à ma très chère maman. Elle est en pleine forme avec ses 93 ans mais sa tête est pratiquement vide. Elle nous reconnaît mais il est inutile de l’informer de notre découverte, je ne pourrais pas partager avec elle la rencontre que nous allons avoir avec sa fameuse cousine Paulette qu’elle n’a jamais oubliée.

Loudun, nous montons les escaliers de la maison de retraite, l’infirmière pousse la porte de la chambre avec une annonce « vous avez la visite de votre famille ». Paulette nous dévisage, le regard interrogatif, je me présente, j’ouvre mon cartable, je sors sa photo de St Sever prise 70 ans plus tôt et je lui montre. Bien sûr, elle se reconnaît, alors je lui présente des photos de ma mère, elle sourit. Paulette Bastard est dans sa 87ème année mais la maladie rend la discussion difficile. Je lui précise que sa cousine est vivante.

La porte de la chambre vient de s’ouvrir, une dame pénètre dans la pièce, c’est sa fille. Encore une émotion.

D’une certaine façon la famille s’agrandit. De part et d’autres les questions et les réponses fusent et nous ne sommes pas au bout de nos surprises. 

 Martine, ma nouvelle cousine, nous apprend que sa maman s’est mariée avec un chirurgien de renommée, exerçant à l’hôpital de Loudun ceci étant  la raison de la présence de Magdeleine Bastard à Loudun.

Et si proches de nous…

Martine nous dévoile que ses parents possédaient une maison au Cap Ferret  et qu’ils ont fait construire une deuxième maison qu’ils occupent l’été. Ils sont bien dans l’annuaire, mais les femmes changent de nom…

Autre découverte ; ils ont habité Bordeaux, mais pas n’importe où, à 50 mètres de la cordonnerie de mon père qui ne pouvait être que leur cordonnier. Une autre "croisée des chemins". Mais, continuons dans nos surprises. Son père, Paul, une fois retiré de St Sever et de la Faïencerie s’installe à Bordeaux et travaille chez Tobler, la chocolaterie rue du XIV juillet à Talence, jusqu’à sa retraite vers l’année 1966.

L’usine Tobler se situe en face de chez nous, c’est donc tout naturellement qu’en 1963 je sollicite une embauche saisonnière chez Tobler pour me constituer un petit pécule avant de partir pour l’école EDF de Soissons. Mon numéro de sécurité sociale m’est donné à la chocolaterie Tobler, je n’ai jamais autant mangé de ma vie de guinettes et j’ai du rencontrer Paul Bastard mais dans la plus grande ignorance.

 Il passait deux ou quatre fois par jour devant chez nous, rue du XIV juillet. 

A l’exception de ses deux tantes, les Bastard étaient la seule famille de ma mère, les photos et la correspondance montrent des visites et des relations pleines d’affection. Or après son mariage toutes ces relations s’éteignent bien que la promiscuité soit évidente. Pourquoi ? Ma nouvelle cousine n’a pas de réponse.

Par contre, en regardant les photos de notre album, Martine nous montre du doigt tel personnage et en même temps précise « c’est mon grand-père, c’est ma mère, là aussi, c’est ma grand-mère » et encore et encore. Enfin, nous pouvons identifier ces visages qui jusqu’à aujourd’hui étaient pour nous des inconnus.

Avant de prendre congé je photographie Paulette Bastard.

Dans l’album, cette photo rejoindra celle détenue par ma mère, 70 ans les séparent.

Voilà contée l’histoire engendrée par la possession d’une photo et de quelques cartes postales écrites. Quelle aventure et quel bonheur.

                                                                                                            Yvon Técheney

 

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